Catégories
Votation

Votation autoroutes 2024 : l’expertise de deux spécialistes en mobilité

À l’approche de la votation du 24 novembre, mieux! explore les défis et promesses du projet autoroutier à 4,9 milliards de francs. On décrypte ça avec deux experts en mobilité, Pauline Hosotte et Yves Delacrétaz.

Le 24 novembre prochain, le peuple suisse vote sur l’élargissement de six tronçons autoroutiers, pour un montant de près de 4,9 milliards de francs. Ce programme a été voté par le Parlement fédéral et a fait l’objet d’un référendum, c’est pourquoi on vote dessus. En Romandie, un tronçon est concerné, entre Nyon et Le Vengeron. Cet investissement permettra-t-il de fluidifier le trafic et d’améliorer la qualité de vie dans les villes et villages ? Ou risquons-nous, au contraire, une fuite en avant ? Quels sont les mécanismes en jeu ? Pardis, de mieux!, est allée interviewer Pauline Hosotte, ingénieure en mobilité diplomée de l’EPFL et Yves Delacrétaz, professeur de mobilité à la HEIG‑VD.

mieux! : Pouvez-vous nous expliquer quel est généralement l’impact des élargissements d’autoroutes sur les pratiques de mobilité ?

Pauline Hosotte : Il existe un phénomène qui s’appelle le trafic induit. Il découle de ce genre d’augmentation de la capacité routière. On augmente la capacité, donc on donne l’impression que se déplacer en voiture est plus fluide, ce qui incite les personnes à prendre la voiture, alors qu’elles ne le faisaient pas avant, ou le faisaient moins, au lieu de conserver une multimodalité. Ça crée un appel d’air qui amène à nouveau à la saturation des réseaux. C’est un phénomène qu’on observe pour tous les moyens de transports ! Donc on a aussi vu qu’en augmentant la capacité des transports publics comme avec le Léman Express, on a eu un appel d’air pour la demande de déplacements en transports publics, idem pour les mobilités actives comme le vélo, etc. En améliorant l’offre, on incite à la demande.

Yves Delacrétaz : Prenons pour exemple l’ouverture de la bande d’arrêt d’urgence au trafic aux alentours de Morges qui est une forme d’élargissement ciblée puisque l’élargissement est fait aux heures où il y a le plus de trafic. Ça a permis au trafic automobile de continuer d’augmenter. Et aujourd’hui, d’après l’Office fédéral des routes (OFROU) pour l’année 2023, on a cinq fois plus de bouchons à Morges qu’entre Nyon et le Vengeron. Pourquoi ? Parce qu’au deux bouts du tronçon élargi, on a maintenant trop de trafic et ça bloque. Notamment là où l’autoroute traverse le centre de la ville de Morges. Faudrait-il maintenant élargir la traversée de Morges, déjà très polluée et bruyante ? C’est sans fin : toujours plus de trafic et de nuisances pour les habitants.

m! : Actuellement, à cause des bouchons sur les autoroutes, les automobilistes choisissent parfois de faire des trajets alternatifs qui passent par les villes, villages et quartiers alentours. Cela crée des ralentissements dans ces endroits. Un objectif présenté de cet objet de votation, c’est justement de remédier à ce phénomène. Est-ce qu’à votre avis, élargir les autoroutes réglerait le problème ?

YD : Parmi les six tronçons autoroutiers soumis à votation, un seul se trouve en Suisse romande, c’est le projet d’élargissement de l’autoroute A1 entre Nyon et le Vengeron. J’ai étudié assez attentivement ce cas, et la question est très claire. Depuis dix ans, le trafic sur l’autoroute n’augmente pas et les bouchons non plus. Il y en a d’ailleurs peu sur ce tronçon comparativement à d’autres autoroutes urbaines. Il y a peu de trafic d’évitement aussi : les comptages montrent que les routes cantonales dans la région ont vu diminuer le trafic journalier de 20 à 30% ! Donc on n’est pas du tout dans la situation décrite par les promoteurs du projet. Je ne suis pas expert des projets  situés en Suisse alémanique, mais je tiens à dire qu’une lettre ouverte a été signée par 350 ingénieurs et experts de la mobilité de toute la Suisse pour dire qu’élargir les autoroutes n’était pas une solution d’avenir.

Donc j’en conclus que mes collègues de Suisse alémanique ont un avis similaire au mien.

« Je tiens à dire qu’une lettre ouverte a été signée par 350 ingénieurs et experts de la mobilité de toute la Suisse pour dire qu’élargir les autoroutes n’était pas une solution d’avenir. »

PH : Vu que l’élargissement de l’autoroute va induire une demande supplémentaire en déplacement automobile, on va rapidement se retrouver avec le même problème, c’est-à-dire que l’autoroute sera de nouveau très chargée. Les villes mettent en place de nombreuses mesures, justement pour éviter le transit. Si on agrandit l’autoroute, ça veut aussi dire qu’il y aura plus de véhicules qui circuleront sur les jonctions en accès à l’autoroute et en sortie de l’autoroute. Ces déplacements supplémentaires se déverseront dans les villes et les villages également. Donc, ça ne solutionnera pas le problème, dans le sens que la charge de trafic se reportera de la place de parc où la voiture est stationnée jusqu’à la sortie d’autoroute, puis de la sortie d’autoroute jusqu’à la destination finale du trajet, soit dans les  villes et villages.

En fait, on va simplement amplifier le problème à moyen et long terme.

m! : Donc le projet dans cette votation n’apporte pas de solution. Avez-vous étudié des options qui permettraient effectivement de résoudre les embouteillages sur ces autoroutes ?

PH : Oui, il y en a beaucoup d’autres. Ce sont des solutions qui d’ailleurs seraient probablement plus en accord avec toute la planification territoriale et des transports qui est prévue par la Confédération, par les Cantons, par les Communes également. Ces mesures visent par ailleurs à décarboner la mobilité en vue des différents objectifs des plans climat, des plans directeurs, cantonaux, au contraire de ce qui est proposé ici.

Pour ce qui est du court terme, on peut par exemple inciter à un meilleur remplissage des véhicules et à un report modal pour les trajets pour lesquels c’est possible. Il faut savoir qu’entre Genève et Lausanne, seulement 40 % du trafic sur l’autoroute est lié à des déplacements contraints, comme les déplacements pendulaires pour aller au travail. Tout le reste, c’est plutôt du loisir ou des achats. Donc ça, c’est des déplacements qui pourraient être faits par d’autres modes, ou à d’autres moments de la journée.

Parmi les solutions à moyen terme, il y a l’amélioration de l’offre selon le contexte territorial, le motif du trajet et la destination, avec d’autres modes de transport. Pour les courtes distances, miser sur des réseaux de transports publics urbains et les aménagements pour la mobilité active. Pour des longues distances, la troisième voie ferroviaire sur l’arc lémanique, par exemple.

Et puis à plus long terme, il y a aussi la réflexion sur l’aménagement du territoire. Si aujourd’hui on a besoin de sa voiture pour rejoindre certaines destinations, c’est que celles-ci sont loin de chez nous et/ou facilement accessibles uniquement en voiture. On peut donc penser à (ré)aménager le territoire de façon à ce que les gens puissent se déplacer moins ou moins loin, ou encore se déplacer autrement.

m! : D’ailleurs, à quel point est-ce que la diminution des prix des transports publics a un impact sur les comportements de mobilité ?

YD : On remarque que de façon générale, en Suisse, le prix n’est pas le premier facteur de choix du mode de transport. La durée du trajet l’est. Et puis, ce que nous montrent les sciences sociales, notamment le laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL, c’est que la force de l’habitude joue un grand rôle, ainsi que les représentations psychologiques qu’on se fait de ces moyens de transport.

Maintenant, pour revenir au coût, je trouve inquiétant que par rapport au pouvoir d’achat de la population ces dernières années, le prix de la voiture est resté stable, voire a légèrement baissé, alors que le prix du transport public a énormément augmenté. Ça alerte d’ailleurs Monsieur Prix en Suisse qui s’est inquiété de la situation. La réponse des milieux des transports publics, c’est de dire “on a énormément augmenté l’offre et c’est normal que le client paye plus, puisqu’il a un produit qui est plus développé”. On peut entendre ce discours, mais je pense que dans l’optique du report modal, c’est un mauvais signal.

Tous ces projets de grosses infrastructures coûtent en général beaucoup plus cher que l’estimation qu’on en a faite. Je ne serais pas étonné que les milliards dont il est question augmentent fortement. Et je ne dis pas ça pour discréditer ceux qui ont estimé ces projets. Il faut juste le savoir, on vote sur 4,9 milliards. Mais en réalité, la dépense pourrait bien être deux fois supérieure.

PH : Quand on regarde le coût des transports publics, on a l’impression que c’est cher, mais quand on fait le bilan de ce que nous coûte une voiture par an, les transports publics restent meilleur marché. Et puis un vélo ou un autre équipement est également moins cher que le budget alloué par ménage à son véhicule automobile sur l’année. Rendre les transports publics plus accessibles financièrement, c’est-à-dire baisser le coût d’usage des transports publics, ça peut être une mesure incitative pour moins utiliser son véhicule. Néanmoins, si on vise également une décarbonation de la mobilité, il faut considérer le coût de la voiture par rapport aux impacts négatifs qu’elle cause, et donc mettre ça en perspective avec les transports publics.

« En fait, on va simplement amplifier le problème à moyen et long terme. »

m! : Pauline Hosotte, vous avez réalisé une thèse sur le phénomène d’évaporation du trafic. Qu’est-ce que c’est ?

PH : C’est en quelque sorte l’inverse de l’induction du trafic dont je vous parlais. Quand on réduit la capacité routière, on réduit aussi la demande en automobilité. On peut faire augmenter justement la demande pour d’autres modes de transport, sur l’espace libéré par la voiture.

Quand on réduit la capacité routière, on peut observer cinq phénomènes, selon les appétences et aptitudes de chaque individu. Du report modal, c’est-à-dire un changement de mode de transport ; du report spatial, donc un changement d’itinéraire ; du report temporel, soit le report du déplacement à un autre moment de la journée. On peut aussi observer de l’évaporation “pure” du trafic, c’est-à-dire des personnes qui renonceront simplement à faire un déplacement, ou rejoignent une destination alternative en dehors du périmètre questionné.

À mesure qu’on réduit la capacité routière, on voit que d’autres comportements de mobilité se développent. On observe depuis les années 1990 que, quand on réduit la capacité routière, on réduit aussi le trafic sans générer de nuisances, pour autant que le projet soit fait de manière cohérente. Il n’y a pas de chiffre magique pour l’évaporation du trafic, parce que ça dépend de l’ampleur du projet, des mesures d’accompagnement qui sont mises en place, du contexte territorial, etc. De manière générale, ça varie entre 5% et 80% de trafic en moins. Ce n’est pas négligeable, quand on repense à tous ces impacts dont on parlait tout à l’heure en termes de pollution sonore, de l’air, d’impact sur les habitants, de qualité de vie, de sécurité aussi, etc.

m! : Est-ce que ça veut dire que, si on laisse une autoroute saturée telle quelle, il n’y a pas d’augmentation du trafic supplémentaire ? Ce serait comme une capacité maximale atteinte, en termes d’utilisateurs et utilisatrices du tronçon ?

PH : C’est effectivement quelque chose qu’on observe, une sorte de niveau de congestion seuil qui décourage les automobilistes supplémentaires à emprunter un tronçon routier ou autoroutier. Ce seuil de congestion est lié à la tolérance individuelle des automobilistes à passer du temps dans les bouchons.

Il y a des endroits où on observe des bouchons qui font toujours à peu près la même longueur, à quelques centaines de mètres près, par exemple sur deux kilomètres. Si on a l’impression que sur une journée, le bouchon s’est un peu rallongé les personnes dont le seuil de tolérance pour la congestion est dépassé se déplaceront autrement le lendemain. Alors, ça libère de l’espace. Dès que la situation semble s’être un peu améliorée, ils retournent sur l’autoroute. Ce qui fait que la longueur du bouchon reste toujours à peu près la même.

m! : Intéressant. Mais alors, est-ce que la meilleure mobilité, ce ne serait pas, finalement, moins de mobilité ?

YD : Oui. Toutefois c’est très difficile parce que pousser les gens à moins se déplacer ne dépend pas des politiques de mobilité. C’est beaucoup plus large, c’est une politique d’aménagement du territoire.

La mobilité, c’est la variable d’ajustement de l’utilisation du territoire. Donc il faut les mettre en coordination. Ce que prône la Confédération, c’est de créer de l’urbanisation compacte, à développer la ville de proximité et de densifier les habitations près des transports publics. Et puis, de l’autre côté, vous avez un Office fédéral  qui élargit les autoroutes. C’est complètement inconséquent. Donc on a des leviers, mais ils ne relèvent pas directement de la politique de la mobilité.

PH : Ça soulève une question très intéressante. Dire que tout le monde souhaite se déplacer en voiture, c’est se leurrer par rapport à toute une part de la population qui ne souhaite pas être dépendante d’une voiture, qui leur coûte cher, qui ne leur est pas forcément accessible en tout temps, qui leur génère du stress ou des problèmes de santé, etc. Et puis ce ne sont pas que des considérations environnementales, loin de là. Parfois c’est les questions d’organisation familiale, de moyens financiers aussi. Il y a tout un tas de raisons. Mais ce n’est pas toujours possible : par le développement territorial depuis les années 1960, une dépendance à la voiture a été créée sur nos territoires.

Donc une mobilité qui donnerait plus de choix au lieu de suivre cette injonction à l’hyper mobilité serait une bouffée d’oxygène et permettrait de désengorger les réseaux routiers pour ceux qui ne peuvent pas faire autrement.

m! : Merci beaucoup. Avez-vous autre chose à ajouter ?

PH : Il faut vraiment voir les impacts de cette votation sur les extensions autoroutières le 24 novembre dans leur ensemble. Ces impacts sont énormes et la société en paye le coût. Il faudrait plutôt réfléchir à comment limiter l’impact de l’automobile plutôt que de faire grandir ces impacts qui sont néfastes et qui coûtent beaucoup à la société.

Il y a le coût financier de l’entretien de ces infrastructures et le coût financier en matière de santé publique. De par les accidents bien sûr, mais aussi parce qu’il y a des dizaines de milliers de morts à cause de la pollution atmosphérique, même en Suisse.

En matière d’environnement aussi, ce n’est pas négligeable. Ces autoroutes créent des coupures dans les continuités de biodiversité, sans parler des terrains qui pourraient être valorisés autrement, que ce soit en agriculture ou pour absorber les émissions de CO2 générées. Il y a tellement d’impacts qui sont incohérents avec la direction dans laquelle on se doit d’aller.

Ce tronçon autoroutier Nyon-Le Vengeron, il serait au mieux mis en service en 2040, saturé de nouveau moins de dix ans plus tard selon l’OFROU. On se demande comment est-ce qu’on atteint nos objectifs climatiques quand on voit ça. On ne peut pas augmenter la capacité routière, augmenter l’automobile et supposer qu’on arrive quand même en 2050 à un objectif de zéro net.

La question soulevée par la votation sur l’élargissement des autoroutes est complexe et ne se résume pas simplement à un enjeu d’infrastructures. Comme l’ont souligné Pauline Hosotte et Yves Delacrétaz, les élargissements d’autoroutes n’apporteront pas les solutions attendues pour fluidifier le trafic. Au contraire, ils pourraient induire un phénomène de saturation récurrente ainsi qu’aggraver les problématiques déjà présentes : qualité de vie, santé, sécurité, environnement… D’autres solutions, comme le développement de la mobilité multimodale, l’amélioration des transports publics ou encore une gestion interdisciplinaire de l’urbanisation, semblent plus adaptées pour répondre aux défis de demain. Le 24 novembre, il ne s’agit donc pas seulement de voter pour ou contre l’élargissement de ces tronçons, mais de réfléchir à quel type de société nous souhaitons construire en prenant en compte tous les enjeux.

Propos recueillis par Pardis Pouranpir, pour mieux!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *